Nasus, Gardien des Sables

Nasus est un Transfiguré, l'un de ces êtres de légende qui arpentaient autrefois l'Empire de Shurima. Lors du rituel de l'Ascension, son corps de mortel a été transformé, remodelé à l'image d'un colosse à tête de chacal. Devenu un demi-dieu à la fourrure d'ébène, les ongles ont laissé la place aux griffes et les dents aux crocs. Sa stature a été décuplée, et il dépasse aujourd'hui le plus grand des hommes.

Malgré cette apparence effrayante et pour le moins particulière, Nasus tente tant bien que mal de rester discret. Les siècles d'errance et de solitude lui ont donné un air pensif et doux, et sa grande carcasse voutée est souvent cachée sous des vêtements amples qui dissimulent à la fois ses traits et ses vrais atours. Car Nasus était autrefois un grand guerrier, et il porte encore aujourd'hui l'armure dorée qu'il arborait lorsque Shurima était au sommet de sa gloire. Ciselée par les meilleurs artisans et enchantée pour durer aussi longtemps que lui, elle est à l'image de son propriétaire, imposante mais ternie.

Le chacal anthropomorphe porte en effet le poids des remords et des années. Ses yeux d'un bleu perçant et surnaturel laissent transparaitre à quel point son passé le hante, bien plus que son corps d'immortel qui ne garde pas les cicatrices et ne souffre aucune ride ou difformité. Lorsqu'au sortir d'une tempête de sable, un voyageur égaré aperçoit de loin cette silhouette tourmentée, il est frappé par ce contraste. Comment un être qui semble si puissant et immuable peut-il dégager autant de désespoir et d'abattement ?

Jusque dans sa démarche, résolue mais lasse, on perçoit la dualité de Nasus. Les Transfigurés ne connaissent pas le sommeil ou la faim, mais ils ont l'éternité pour réfléchir, et, dans le cas du demi-dieu à tête de chacal, pour ruminer de sombres pensées. Il n'y a guère que dans le combat –qu'il mène rarement- et dans l'exposition de son savoir –ce qu'il adore faire- que l'aura de Nasus reprend un peu de sa superbe d'antan. Ses doutes semblent alors s'envoler. Son armure et sa hache serties de pierres bleutées rutilent, comme frappées par mille soleils et l'on a alors un bref aperçu de son apparence du temps où il était un général acclamé et un érudit reconnu.

Lorsque la situation l'exige, le colosse peut même dépasser ce stade, augmentant encore sa taille et sa musculature d'airain, accentuant un peu plus son profil bestial. L'apparence qu'il prend alors rappellerait, selon les légendes, l'aspect des premiers Transfigurés, êtres dont on dit qu'ils surplombaient les murailles et ébranlaient le sol à chaque pas. Mais rares sont ceux qui ont eu le privilège de voir Nasus dans cet état et d'être encore en vie pour entretenir cette rumeur…

La psyché du Transfiguré est aussi changeante et désolée que le désert lui-même. Dans cet esprit usé par le temps se bousculent sans cesse des pensées douloureuses et contradictoires. Nasus ne se complait pas dans la contemplation intérieure, mais les siècles passés à errer seul l'ont poussé à cet état d'introspection permanente. Son immortalité est devenue son plus grand fléau. Si les années n'ont aucune prise sur son corps, elles ont laissé leur marque sur son inconscient.

Taraudé en permanence par ce qu'il considère être un échec personnel, Nasus a vu le monde changer et ses repères balayés comme autant de grains de sable. Ses blessures psychiques lui ont conféré une personnalité taciturne, et son amertume se lit en permanence sur ses traits. Dépressif et volontiers silencieux, vous ne trouverez pas en Nasus quelqu'un capable de faire preuve de sympathie. Il tolère la présence de quelqu'un à ses côtés si cela est nécessaire, autrement, il retourne à son purgatoire mental, éternel questionnement, éternel constat d'échec.

Le Transfiguré est très secret, avare de détails sur lui-même. Les légendes qui circulent sur lui comme sur tous ceux de son genre sont légion, et il les laisse proliférer. Si beaucoup de on-dit et de fausses rumeurs se mêlent à la vérité, il ne se soucie pas de démentir pour avoir une bonne image auprès des peuplades de Shurima. C'est bien là le cadet de ses soucis, et si la gloire ne le gênait nullement autrefois, il préfère aujourd'hui le statut de mythe venu d'un autre âge. Ainsi, au moins, il peu cheminer seul, loin de tous. Il ne veut surtout pas qu'on s'apitoie sur lui ou que l'on se presse pour le voir et l'aduler. Et surtout, il n'a besoin de personne pour porter son fardeau. Mille vies humaines passeront encore sans qu'il ne lâche quoi que ce soit de personnel à ceux qui auraient la patience de l'interroger.

Si cependant vous arriviez à le distraire de ses noires pensées, vous pourriez avoir de belles conversations avec lui. Sous cette apparence peu avenante, la personnalité de l'homme chacal est complexe. Son savoir encyclopédique et sa culture, accumulés lors d'innombrables vies humaines ont fait de lui un véritable puits de science. Sans les évènements qui l'ont durement frappé, Nasus serait sans doute comme autrefois, prompt à dispenser enseignements et conseils. Toujours prêt à partager et à débattre. Bon et juste avec tous les enfants de Shurima. Mais la tristesse domine aujourd'hui, sourde et lancinante, éclipsant cette part de sa personnalité qui faisait de lui un être admirable et généreux.

Pourtant Nasus est intelligent, et fort mentalement. La preuve, il est encore en vie aujourd'hui. Les Transfigurés sont peut-être intemporels, mais ils peuvent mourir de leurs blessures. Et bien des fois il a contemplé le suicide, pesant toujours le pour et le contre avec une rationalité froide. Mais finalement, quelque chose à la lisière de son esprit tourmenté le détourne toujours de ce chemin-là. Un vent d'espoir. Une étincelle d'affection. Ou peut-être est-ce son amour pour Shurima ? Cet amour profond, indéniable, qui le maintient en mouvement.

Car Nasus ne vit aujourd'hui que pour l'Empire, ou ce qu'il en reste. Ses pérégrinations le mènent toujours là où il sera le plus utile, pour servir son empereur ou ceux de sa lignée. Là où il pourra lutter pour compenser son échec. Là où il pourra manifester un peu de joie et de fureur, fissurant sa carapace de rancœur, laissant transparaitre, l'espace d'un instant, le fait qu'autrefois il était humain.

L'histoire de Nasus commence dans un empire shurimien morcelé et instable, semblable au désert actuel. Même impression d'unité et d'uniformité vu de l'extérieur, mêmes patchwork de peuplades et de cultures en lutte perpétuelle pour un œil avisé. Le jeune garçon ne descendait d'aucune grande lignée, mais il n'était pas complètement démuni. Avide de connaissances et de savoir, lecteur chevronné dès son plus jeune âge, il passa son temps à étudier et à sortir son frère Renekton des situations épineuses dans lesquelles il ne manquait pas de se fourrer.

En effet, ce dernier était aussi turbulent que Nasus était calme. Aussi attiré par le combat que son frère l'était par l'érudition. C'est dans cette complémentarité que les deux frères bâtirent leur relation, fondée sur leur profonde affection mutuelle, et leurs différences qui ne faisaient que les rapprocher. En ce temps-là, Nasus regardait avec bienveillance son cadet hyperactif, même si les blessures qu'il ramenait le soir au foyer familial l'inquiétaient énormément. Il admirait la force de son jeune frère mais ne pouvait s'empêcher de trouver son agressivité permanente alarmante. Là où d'autre voyait un garçon violent et instable, lui savait qu'il n'y avait rien de plus qu'un petit tyran bagarreur qui finirait par se ranger. Son amour fraternel allait altérer son jugement pendant fort longtemps. Néanmoins, si son frère se bâtissait une réputation de voyou, lui avait attiré le regard de grands érudits par ses allers-retours incessants à la bibliothèque.

Complimenté pour son sens critique déjà affûté et son envie de tout savoir, il fut autorisé à intégrer le prestigieux Collège du Soleil. Il quitta donc son foyer, enlaçant son frère tandis qu'il lui enjoignait une fois de plus de rester loin des ennuis et d'utiliser un peu sa tête à l'occasion. Les années passèrent, et la capitale shurimienne qui connaissait une période relativement calme vit grandir les deux garçons. Nasus devint studieux à l'extrême, découvrant au Collège un environnement qui lui permettait de se documenter sur ses centres d'intérêt. À savoir : tout. La source intarissable de parchemins et d'ouvrages anciens façonna son esprit, faisant de lui quelqu'un de méthodique, plongé dans un état de réflexion perpétuelle.

Il excellait dans tous les domaines, pourvu qu'il ait pu se documenter avant. Doué d'une mémoire incroyable, le jeune homme assimilait les écrits, les décortiquait consciencieusement et se faisait son avis sur le sujet. Bien sûr, cette capacité ne passa pas inaperçue, et bientôt le palais envoya des hommes pour lui faire miroiter les avantages d'une position intéressante pour un garçon du peuple tel que lui. Il accepta, déterminé à mettre son savoir au service de grandes causes. Intégré dans l'armée en tant qu'officier, son sens des responsabilités et de la stratégie lui permirent de grimper les échelons avec une rapidité fulgurante. Il devint ainsi le plus jeune général de l'histoire shurimienne. Nasus n'était ni le plus fort, ni le plus expérimenté des soldats, mais son savoir palliait déjà à toutes ses faiblesses. L'arme à la main, il ne déméritait pas, mais c'était penché sur une carte qu'il était le plus utile à l'armée.

Son instinct de stratège, doublé de connaissances théoriques très pointues sur l'art de guerroyer firent de lui un meneur respecté et salué par ceux qui le servaient. Les plans de Nasus ne souffraient aucune imperfection. Sous son commandement aucun soldat, fut-il aide de camp, ne se sentait lésé. Il faisait montre d'une grande empathie envers ses hommes, considérant chaque vie comme précieuse, et chaque perte le chagrinait plus que de raison. C'est ainsi qu'il remportait des victoires pour les dirigeants de Shurima. Sans jamais sacrifier ses troupes, préférant ruser et abuser ses adversaires plutôt que de les affronter directement. Le palais saluait ses exploits, envoyant le jeune général mener des campagnes toujours plus ambitieuses, repoussant toujours les limites d'un empire en formation.

Nasus ressentait un certain malaise devant cette politique expansionniste, mais on lui répétait à l'envie que la guerre était un mal nécessaire, et que l'Empire lui serait éternellement reconnaissant des services qu'il rendait. Il resta donc dans l'armée, où il eut le plaisir de retrouver son frère, qu'il fit s'enrôler, dans l'espoir que la rigueur militaire canalise sa violence de plus en plus marquée. Renekton, fidèle à lui-même, se faisait également remarquer, mais par sa combattivité et son talent inné pour mener la charge. Intégrant son frère à ses plans de batailles, Nasus mena de nouveau les légions shurimiennes à d'innombrables victoires. Avec un tel stratège à l'arrière et un tel guerrier en première ligne, les ennemis de l'empire se voyaient dépossédés de leurs terres et devaient se soumettre devant la puissance militaire brute de Shurima.

Désormais connus de la population et plus seulement de leurs hommes, les deux frères devinrent des héros aux yeux de ceux pour lesquels ils se battaient. Leur lien n'avait jamais été aussi fort, et l'on chantait partout les exploits du général Nasus et du grand Renekton. Au détour d'un couplet, les musiciens de rue louait l'intelligence de l'un et la force de l'autre, et l'empire rayonnait, poursuivant son expansion, son inarrêtable ascension.

Nasus se servit de son influence pour instaurer de nouvelles règles au sein de l'armée. Les pillages qui étaient tolérés jusqu'ici se virent sévèrement réprimés. Pour préserver la culture et la connaissance des civilisations vaincues, il ordonna que l'on collecte toutes les œuvres artistiques et littéraires dans les cités conquises, et que l'on érige partout de grandes bibliothèques afin que jamais le savoir ne se perde. Le plus grand de ces bâtiment, qui vit le jour au sein même de la capitale, portait son nom. Ayant trouvé dans la préservation de la connaissance la grande cause à laquelle il aspirait, Nasus s'estimait heureux. Son cadet, couvert de gloire et d'honneurs, n'était pas à plaindre non plus. Mais dans les périodes fastes, les malheurs ne sont que plus retentissants.

Alors dans la force de l'âge, l'homme comblé qu'était devenu Nasus tomba gravement malade. La rumeur se répandit, trainée de poudre sombre sur le sable jaune de l'empire. Le duo invincible qui menait les glorieuses armées de Shurima allait être séparé. En effet, les meilleurs médecins étaient formels, Nasus ne vivrait pas plus d'une semaine. L'empereur lui-même dépêcha les plus grands spécialistes qui s'occupaient habituellement de Sa révérée personne, mais c'était sans espoir. Impuissant, Renekton voyait son frère dépérir de jour en jour. L'empereur, qui souhaitait plus que tout préserver son illustre général, décida, puisque la science avait échoué, de quérir l'aide du divin.

Il rassembla son clergé, demandant aux prophètes et aux prêtres d'implorer le panthéon. Les délibérations et les interprétations d'augures se succédèrent, puis le verdict tomba. Les dieux étaient prêts à gracier Nasus, en lui offrant le droit à l'Ascension. L'on prépara minutieusement la cérémonie, mais le mal qui rongeait le malheureux n'attendait pas. Le jour où il devait monter au-devant du Disque Solaire, il était trop faible pour faire ne serait-ce qu'un pas. À genoux devant les marches qui devaient le mener à la salvation, Nasus était incapable d'esquisser le moindre geste. C'est alors que des bras puissants le soulevèrent. Une main ferme se posa sur son épaule, et les grands yeux bleus de Nasus virent son frère qui le soutenait, l'aidant à gravir un à un les degrés.

Protestant faiblement, les larmes aux yeux, il enjoignit sa tête brulée de frère de renoncer à le sauver. Car le rituel de l'Ascension est dangereux, et planifié pour une seule personne. Si un autre que l'élu prend place dans la lumière solaire, les dieux châtient l'imprudent. Mais Renekton était disposé à sacrifier sa vie pour son aîné. Arborant jusqu'en haut des marches un grand sourire, il soulevait presque son frère sur les derniers mètres. Le rayon ardent s'abattit, nimbant les deux silhouettes d'une lueur divine, éblouissante. Puis ce fut la renaissance.

La tête bourdonnante, Nasus examinait avec attention ses longs doigts griffus. La douleur qu'il ressentait depuis le début de sa convalescence s'estompait, laissant la place à une sensation de bien-être, de toute puissance. Sa maladie n'était déjà plus qu'un lointain souvenir. À ses côté, un être immense au faciès de crocodile le toisait, son sourire dévoilant désormais des dents bien plus grandes. Ainsi son frère avait survécu. Mieux encore, les dieux l'avaient élevé en même temps que lui. Les deux Transfigurés se fixèrent un instant, retrouvant dans le regard de l'autre tout l'amour fraternel et la complicité qu'il avait partagé. Si les corps avaient changés, les esprits restaient les même. Du moins, Nasus le crut il au début.

Il se rendit bien vite compte que son caractère aussi avait été transformé par la lumière de l'Ascension. Ses qualités et ses défauts étaient exacerbés, et à son grand regret, ceux de Renekton également. Sous cette forme de demi-dieu, son frère était plus puissant que jamais. Virevoltant au milieu des champs de bataille, il laissait libre cours à sa furie et à sa bestialité. Depuis la transformation, Nasus lui-même sentait parfois son sang bouillir dans ses veines ; mais alors, son esprit rationnel et son calme légendaire l'aidait à se contrôler. Son cadet ne possédait pas de telles aptitudes. On chantait toujours les exploits du duo, et finalement Nasus laissa de côté ses tourments pour se concentrer sur la perspective de mille vies passées à défendre l'empire et à se cultiver. Ce fut pour lui une période bénie, où il assimila une quantité astronomique de savoirs tout en se découvrant de nouveaux pouvoirs. Les décennies passèrent, et lorsque l'empereur trépassa, Nasus prit conscience de l'immense privilège qu'on lui avait accordé. Même les empereurs mourraient, mais lui demeurait, parmi les rares Transfigurés, destiné à vivre éternellement.

Il décida ce jour-là de toujours rester l'humble serviteur et le conseiller de la lignée impériale. Il mettrait sa connaissance et ses pouvoirs au service des dirigeants shurimiens, pour toujours, afin que jamais l'empire qu'il avait aidé à bâtir ne s'écroule. Malgré ces bonnes résolutions, les problèmes qu'il avait préféré reléguer dans un coin de son esprit refirent surface. D'abord, ce fut l'attitude de son frère qui se modifia. Renekton écoutait de moins en moins les conseils des autres généraux, et il ne prêtait même plus attention aux plans savamment ciselés de son frère. Dès que l'on réclamait sa présence pour une escarmouche ou un siège, il prenait la tête de son unité et partait au combat sans se retourner. Bien sûr, il revenait toujours vainqueur. Mais le sang qui dégoulinait de sa mâchoire et ses pupilles dilatées révulsaient Nasus. Ils ne combattaient plus jamais ensemble mais l'un à côté de l'autre. De temps en temps, un fragment de mémoire venait plonger le colosse à tête de chacal dans une profonde mélancolie.

Il aurait voulu rire, hurler, gesticuler. Il aurait tout donné pour retrouver la complicité qui l'unissait à son frère du temps où, enfants, il le sortait de situations délicates. Mais Renekton le Transfiguré avait lentement dévié et Nasus, tenu par ses responsabilités et ses engagements n'avait guère de temps à accorder à son cadet. Il trouvait de moins en moins d'excuses à sa sauvagerie, et il retourna à ses plans et à ses parchemins, comme il l'avait toujours fait. Un jour cependant, le géant au visage reptilien dépassa les bornes. Sous les yeux de son frère, son unité avait mis à sac une ville récemment tombée. Nasus, horrifié, suivit une trainée de sang et de destruction jalonnée de cadavres affreusement mutilés. Des habitants. Pas des soldats. Et sur une place jonchée de corps, il trouva le responsable. Renekton, une expression de plaisir malsain sur le visage, jetant une torche dans la bibliothèque de Nashramae.

Ce jour-là, Nasus cessa de voir le jeune garçon bagarreur et vaillant. Ce qu'il avait sous les yeux, c'était un monstre assoiffé de sang. Il l'interpella, menaçant, aboyant presque. Pour la première fois depuis la perte de son humanité, l'émotion le submergeait. Et il fallait que ce soit le dégoût que lui inspirait son propre frère… S'il parvint à ramener Renekton à la raison, sa colère ne désenfla pas, et le courroux se mêla à la tristesse dans son esprit confus. Lui qui avait toujours été plein de certitudes, sûr de son savoir et de ses compétences, il en venait à douter de sa seule famille. La peine l'emporta sur la colère et il quitta les lieux du massacre, les flammes qui consumaient des manuscrits séculaires s'élevant dans son dos.

Cet évènement marqua une nouvelle ère dans la vie de Nasus. Il voyagea d'un bout à l'autre de l'empire, délaissant l'armée et les combats pour une autre lutte. Il lui restait une certitude. Shurima était et resterait à jamais le plus grand territoire unifié de ce monde. Il mit tout son cœur à l'ouvrage, rassemblant des reliques, supervisant la construction de bâtiments colossaux. L'heure n'était plus à l'expansion, il fallait maintenant consolider les bases même de l'empire. Pour que l'astre solaire continue d'illuminer pour les siècles à venir ce joyau de civilisation. Pour que jamais Shurima ne connaisse la même déchéance que Renekton.

Mais les sables du destin, virevoltants et insidieux, avaient d'autres projets. Pleinement occupé par ce qu'il estimait être son devoir, le demi-dieu à tête de chacal ne vit que trop tard à quel point la lignée dirigeante avait changée. Avec l'accession au trône du jeune Azir, il perdit peu à peu son statut de conseiller, évincé par un esclave sans nom. Il restait le fidèle serviteur de son empereur, mais ses conseils n'intéressaient plus le jeune homme qui préférait écouter celui qu'il avait baptisé Xerath. Shurima cependant avait encore des ennemis, et les dangers étaient nombreux sur le vaste territoire. Nasus s'employait donc à protéger les enfants du Disque Solaire, tout en emmagasinant toujours plus de connaissances. C'était son obsession. Le jour où Xerath trahit son ami et empereur, le Transfiguré se trouvait loin. Il revint bien vite, en même temps que Renekton qui lui aussi avait été dupé. Ensembles, ils trouvèrent une capitale ravagée, un Disque Solaire profané. Et le cadavre de l'empereur.

Xerath, devenu terriblement puissant, avait payé le prix de sa trahison. Son corps n'était plus qu'énergie crépitante et puissance brute. Retrouvant toute la complicité d'autrefois, les deux frères se jetèrent sur la monstruosité qu'était devenu le sorcier. Mais sa magie était puissante. Et il s'était emparé de toute l'énergie offerte par le rituel de l'Ascension. Sous cette forme, les deux héros ne pouvaient que le contenir. Ils tentèrent bien de l’enfermer dans un sarcophage censé pouvoir contenir les esprits les plus puissants, mais Xerath le fit voler en éclat, se servant des fragments pour se donner une forme physique.

Tandis que Nasus était projeté une énième fois comme une poupée de chiffon, son frère, qui le dépassait plus que jamais en matière de combat rapproché, parvint à agripper le mage à bras le corps. Hurlant pour couvrir le bruit des décharges arcaniques, Renekton enjoignit Nasus de les sceller tous les deux dans la Tombe des empereurs. Le cœur lourd, déchiré de devoir déjà se séparer de celui qu'il venait de retrouver, il obtempéra, condamnant son cadet à la nuit, à une éternité de combat contre une entité malsaine et toute puissante.

Alors que ses pieds foulaient le sol d'avenues autrefois grouillantes de vie, Nasus réalisa l'ampleur du désastre. Il avait échoué. Il avait perdu tout ce qui lui était cher. Il n'était plus rien. Et sa prodigieuse mémoire, alliée à sa longévité, allait le tourmenter pour les siècles à venir. Il laissa l'empire s'écrouler. Il ne fallut pas plus de quelques années, autant dire un battement de paupière.

L'instant d'après, il trainait sa lourde carcasse dans un désert où plus personne n'accordait de crédit à son existence. Où les Transfigurés n'étaient plus que des légendes, et où chaque peuple, chaque culture d'un empire autrefois homogène luttait avec les autres pour grappiller le contrôle d'une poignée de dunes. Ce fut une torture, qui dura si longtemps que Nasus perdit le compte des jours. Renekton. L'empereur. Shurima. Tout cela avait disparu. Mais lui demeurait. Même les empereurs mourraient, mais lui demeurait, parmi les rares Transfigurés, destiné à vivre éternellement. Destiné à se tourmenter éternellement.

À moins que la trahison d'une noxienne ne vienne raviver une lignée que l'on croyait éteinte. À moins qu'un ancien mal ne s'échappe de son tombeau, et avec lui l'être qui compte le plus à ses yeux. À moins que l'empereur Azir, ressuscité, ne relève l'antique Shurima. Nasus a découvert que son monde n'est pas aussi effacé qu'il le pensait. Tel un antique gardien, il surgit du désert, prêt à relever un empire qui s'est écroulé à cause de son aveuglement. Il a rencontré la dernière représentante de la lignée d'Azir, et un Xerath évadé, plus puissant que jamais. Les siècles d'attente l'ont engourdi, aujourd'hui il n'est pas prêt. Mais il réparera ses erreurs. Et il retrouvera son frère. Nasus a toute l'éternité pour cela. L'éternité pour reconstruire sur les décombres ensablés de son passé.