La lune brillait, haut dans le ciel, imperturbable, glaciale. Autour d'elle s'éteignaient les étoiles, éblouies par sa propre lueur. Elle dominait les astres, sans défiance, sans compétition. Juste une tache blanche dans une immensité noire.
Les serres de Nachtgewalt étaient noires dans l'immensité blanche.
Il les essuya contre les plumes qui ornaient la fourrure sur ses épaules, nonchalant. La neige glaçait ses pas rougis tandis qu'un épais air condensé échappait au masque de corbeau qui dissimulait son visage. Il poussa un grognement en portant sa main à ses flancs. La dague qui y était enfoncée ne laissait ressortir que sa garde. D'un coup sec, Nacht l'en arracha, et le rouge de la neige s'en noircit davantage. Maudissant ce fluide ingrat qui n'aspirait qu'à s'évader, il marmonna quelques mots en allemand, et la plaie se referma pour laisser place à une cicatrice épaisse et rosâtre. Nacht tituba, affaibli, et laissa son dos reposer contre un pin égaré entre deux couches de neige. Il haleta et retira son masque.
Seule la lune pouvait apercevoir les traits difformes de ce visage et les cicatrices anciennes qui les couvraient de larges sillons. Aucun homme ne pouvait se vanter de s'être horrifié à cette vue.
Il passa une main sur sa peau grise pour en effacer la lassitude, puis laissa les éclats de miroir qui lui servaient d'yeux dériver vers l'indifférence de la lune. Il la fixa, et son regard refléta les lueurs froides de cet astre vénéré et haï à la fois. Nacht se demanda alors si le crâne aveugle de Seira observait ce même ciel, blanchi par l'air marin, entre les ronces où elle reposait désormais. Il se demanda si le temps avait déjà souillé son armure d'une couche de rouille, et si son épée se tenait toujours droite et fière dans la terre où elle l'avait enfoncée. Même si c'était encore le cas, Nacht doutait qu'elle puisse apprécier le spectacle. Elle avait toujours eu la nuit en aversion et le soleil en adoration. Comment la blâmer ? Sa chevelure avait les teintes de l'or, et son regard les nuances du ciel. De l'un ou de l'autre, il ne devait rien rester. Et sur sa tombe, nul ne pouvait venir pleurer.
Nachtgewalt emporterait avec lui le secret de ce combat et de celle qui l'avait perdu.
La Haine, au fond de son cœur, bouillonna avec jalousie. Elle se sentait mourir, elle craignait qu'un jour, il ne reste d'elle que ses os également. Nourrie depuis tant d'années, elle occupait une place si grande que son amaigrissement ne faisait que creuser le vide de l'âme du Corbeau. Ses remous affaiblis soulignaient l'abysse d'un esprit abîmé par une Haine si tenace qu'elle avait guidé chacun de ses mouvements et chacune de ses paroles. Pantin volontaire, Nacht ignorait comment vivre sans elle. La mort de ses ennemis, décimés par ses soins ou par ceux du destin, le laissait vide et creux. La récompense de ses ravages était le prix des tourments qu'il avait infligé. Ceux qui se dressaient encore face à lui, rares et inconstants, oubliaient déjà son nom. Comme sa haine, le souvenir de l'Exauceur de Souhait devenait légende.
Le temps et la lune étaient seuls témoins du bout du chemin parcouru par Nachtgewalt.
Il secoua la tête et remit son masque sur son visage, y effaçant toute trace d'émotions à la vue du reste du monde pour le remplacer par ce sourire trop large qui le caractérisait. C'était mieux ainsi. Il enjamba le corps rouge à ses pieds et s'enfonça dans la neige avec indifférence.
C'est alors que le chant lui parvint. Ténu, et pourtant clair comme une note de cristal. Si fin qu'il n'avait plus rien d'humain, tout lui donnait des airs d'instruments s'inspirant de la voix humaine au fil des cordes et des bois.
"Corbeau, le cœur que tu saignas
Jamais n'a aimé à moitié..."
Nacht se raidit et se tourna dans tous les sens pour trouver l'origine de ce chant. Qui l'espionnait ? Avait-il vu son visage ? S'en moquait-il ? Il siffla entre ses dents, furieux, et son habituel sourire cauchemardesque prit des accents dangereux.
" Ton âme alors en oublia
Où fut caché le sang versé..."
Nacht se tourna en direction d'un bosquet d'où, il en était certain, s'échappait la mélodie. L'air était doux, aussi délicat qu'une plume bercée par le vent, aussi plaintif que le glissement d'un archet sur un violon. Nacht ne s'en préoccupa pas, obnubilé par le fait d'être observé à son insu. Il courut en direction de la voix, peinant à se déplacer avec la neige qui ralentissait son allure. Il ne parvenait même pas à reconnaitre la voix qui fredonnait ainsi, ou même à lui donner un genre, et lorsqu'il parvint aux arbres, il eût beau remuer les arbres de ses serres et de son irritation, il ne vit personne. Pourtant, lorsque la mélodie s'éleva de nouveau, la voix s'était multipliée, une autre l'avait rejointe.
"Corbeau, tu n'es pas aussi noir..."
Nachtgewalt se tourna dans l'autre sens. Cette fois, la mélodie lui semblait plus proche. Il avisa un puits, recouvert de neige, dont la pierre argentée se distinguait à peine sous la lueur blafarde de la lune. Il s'en approcha doucement, remuant ses serres, légèrement courbé. Son sourire se fit plus sombre encore, et il murmura :
-
Voyons si vous chanterez toujours sans cordes vocales, kleine Sänger...Mais les voix continuèrent, imperturbables dans leur mélodie :
"Que ton cœur ne laisse paraître..."
Méfiant, Nachtgewalt plissa les yeux. Il devinait à l'écho de ces voix qu'elles provenaient du puits, plus feutrées qu'un murmure, plus claires qu'un hurlement d'espoir. Il posa ses mains sur la surface de la pierre, et tout son corps lui cria de s'éloigner. Une angoisse inexpliquée lui serra la gorge, et cette vulnérabilité le ramena à l'arrogance furieuse qui était la sienne et qui le protégeait bien plus efficacement. Il n'était pas brave, mais Nacht était puissant. Il ne pouvait tolérer que l'on prétende le contraire, alors il se pencha.
"Car vois-tu, tous les freux le soir..."
Ses yeux fixèrent l'intérieur du puits.
"Ne sont pas ce qu'ils semblent être..."
Les dernières notes furent fredonnées alors que Nacht contemplait l'obscurité pure du puits. Il ne distinguait rien ni personne. D'un simple vœu, il enflamma alors une pierre qu'il jeta à l'intérieur de l'abysse.
Et une nuée d'oiseaux s'échappa, fuyant la lumière nouvelle créée.
Nacht eut à peine le temps de se reculer avant que les oiseaux ne le frôlent de leurs grandes ailes. Stupéfait, il observa cette nuée de corneilles voltiger dans le ciel, leurs silhouettes se détachant sur la toile lunaire tandis qu'ils rejoignaient la voie lactée. Nacht les fixa, interloqué, puis avec rage il se pencha à nouveau vers l'intérieur du puits, convaincu qu'on lui jouait un mauvais tour. Il avait la ferme intention de faire "saigner le cœur” de ceux qui s'imaginaient le connaitre et jouer de son passé.
C'est alors qu'il aperçut la petite perle bleue sur le rebord du puits. La mélodie reprit à ce moment là, sans paroles, juste fredonnée. Elle ne provenait plus de l'intérieur de l'abysse, mais de partout à la fois. Elle faisait vibrer la Haine de Nacht d'un chantonnement réconfortant, elle la faisait résonner dans le vide que la Haine s'était créée. C'était un appel à ce qu'il était, à ce qu'il avait été. Nacht fit rouler la perle au creux de ses serres, et il la reconnut : c'était une de celles qui ornaient le collier de Seira, une des fois où elle était venue le voir dans ses geôles. C'était aussi une de ces perles que Nacht lui avait dérobées et offertes à sa fille adoptive, Wünschen. Arrachée à un spectre et offerte à une enfant.
Un renouveau.
Nacht resta quelques instants silencieux, puis s'assit sur le rebord du puits, la perle dans sa paume. Pour la première fois, il écouta vraiment la mélodie fredonnée. Elle n'était pas si désagréable, finalement. Elle était douce, chaleureuse, rayonnante. Harmonieuse.
Comme la perle dans sa main.
Et comme la colombe qui s'était envolée parmi la nuée de corneilles.
Juste à temps pour le refrain :
“Le vol des oiseaux s'éclaircit
Dans ses contrastes et ses nuances...
Ni noir ni blanc, juste du gris
Pour atteindre la clairvoyance...”