Pachouliboukoualoubouzoulek marmonnait en relisant ses notes, jetant de fréquents coups d'œil aux potions qui bouillonnaient dans ses alambics. Cette fois-ci, c’était la bonne ! Il avait enfin mis la main sur un ouvrage de qualité : le
Guide Sofratomique des Transmogrifications Inférieures et Supérieures. Le livre était une vraie mine d’informations mais datait un peu, aussi Pachouliboukoualoubouzoulek s’en était-il librement inspiré pour préparer quelques potions. Le résultat attendu était toujours le même : retrouver son apparence de dragon ; et le sorcier était persuadé que l’une des potions qu’il avait imaginées ce jour-là était la bonne. Oui, il était totalement inenvisageable qu’il en aille autrement !
Il y avait quatre potions. Ce qui était parfait, puisqu’il y avait aussi quatre cobayes.
- Cyanur, Krokdur, Grodur, Alfred, au pied !Les quatre mini-clones qui voletaient haut dans le laboratoire en se chamaillant se précipitèrent aussitôt autour de leur original, piaillant à qui mieux mieux.
- Oui, ça suffit ! Ça suffit ! Du silence, nom d’une pipe à zouave ! Et en ligne, plus vite que ça ! Bien. Cyanur, viens pas ici. Avale-ça.L’oiseau obéit sans se poser de questions et bientôt l’air se gondola autour de lui, les contours de sa silhouette devinrent flous puis nets à nouveau. La créature ainsi dévoilée dévisagea les spectateurs médusés de son œil rond, fit quelques pas incertains sur le plan de travail puis écarta théâtralement les ailes, tout dans son attitude clamant :
“Admirez-moi !”. Et il y avait de quoi être admiratif ! Disparus le plumage de chouette ébouriffé, les couleurs ternes, les petits yeux méchants. Mille et une teintes chatoyaient sur les ailes, le corps et la queue de la créature. Des verts éclatants et des rouges profonds. Des bleus indigos, des bleus turquoise, des bleus marines, et tout un camaïeu de jaunes et d'oranges qui descendaient de la tête fièrement dressée de l’oiseau jusqu’à sa queue relevée avec panache.
- Un perroquet ?! s’étrangla Pachouliboukoualoubouzoulek.
Non non non, ça ne va pas du tout !
- Ça ne va pas du tout ! répéta Cyanur le perroquet.
- Toi, tais-toi, fichu volatile ! glapit le dragon-chouette qui se remit à marmonner et à vérifier ses recettes.
Par mon slip, qu’est-ce qui est allé de travers ?Le sorcier s’agita encore un peu au-dessus de ses livres et des notes de Bej avant d’abandonner, déjà à bout de patience.
- Bon, bon, au suivant ! Krokdur, ici !Le deuxième clone s’avança avec appréhension mais ne fit pas d’histoire et but sagement la potion. Cette fois pas de flou, simplement une chouette un instant, et celui d’après… Encore des plumes. Mais blanches cette fois-ci, sur lesquelles tranchaient un bec bien jaune et des ergots très rouges. Krokdur poussa un
“cooooot” de protestation outrée en réalisant qu’il avait été transformé en… poulet. Pachouliboukoualoubouzoulek s'étouffa de consternation.
- Qu’est-ce que… Mais c’est pas possible ! C’est pas possible ! J’ai tout fait comme il faut, saperlipoprout !Il attrapa Krokdur par le cou et le secoua un peu, au cas où, sans résultat notable (ce qui était finalement logique puisque tout en bas de la page du Guide ayant servi de base à la recette on pouvait lire :
"PS : Secouer avant ingurgitation. Pas après.")
Dégouté, le dragon-chouette finit par lâcher sa malheureuse victime qui se mit à zigzager dans la pièce en gémissant des
“cooot” désemparés. Le sorcier n’en avait cure, il était déjà passé à sa prochaine expérience. Sauf que Grodur secouait la tête en piaillant comme un sale gosse, refusant de boire la potion suivante (et faisant là preuve d’un bon sens inattendu). Mais Pachouliboukoualoubouzoulek grogna, menaça, tempêta. Et Grodur
buva bût.
Le dragon-chouette dû se protéger le visage d’une aile quand le flash de lumière illumina le laboratoire. Quand il la baissa avec précaution, la première chose que son regard accrocha fut l’arc-en-ciel, qui s’estompa rapidement dans un nuage de paillettes. Puis il vit la corne, brillante et dorée, bien vissée sur un front d’un blanc éclatant. La créature secoua sa crinière tout aussi blanche et Pachouliboukoualoubouzoulek en resta bec grand ouvert, sous le choc.
- Une li… Une lili… Une licorne ?!?!Ladite licorne, qui semblait très heureuse de son sort, caracola un peu sur le plan de travail puis...
- Et c’est quoi ça, des ailes ?!Au bord de la crise de nerf, Pachouliboukoualoubouzoulek ne put que rester planté là pendant que la créature s’envolait d’un bond gracieux et planait majestueusement autour du laboratoire, bientôt rejointe par le perroquet qui répétait en boucle
“C’est quoi ça ?!”,
“C’est quoi ça ?!”. La poule, heureusement, ne pouvait pas voler.
Le bout des ailes de Pachouliboukoualoubouzoulek tremblait et ses paupières étaient agitées de tics nerveux mais il s’efforça de rester calme et relativement concentré. Il restait une dernière potion. Encore une. Sa dernière chance. Tout reposait sur les épaules d’Alfred.
Pachouliboukoualoubouzoulek se tourna vers son dernier clone avec une expression sans doute terrifiante car la petite créature piailla de terreur, s’enfuit en direction du plafond, se cogna dedans puis se mit à tourner en rond comme une mouche piégée dans un bocal. Le dragon-chouette jura en des termes beaucoup trop violents pour être répétés puis ordonna, hystérique :
- BEJ ! VA CHERCHER CE… CE… CE MECREANT !Malgré l’urgence de la situation (ça allait chauffer si son boss reportait sa colère sur lui), le familier resta un instant indécis, examinant les obstacles qui se dressaient sur sa route : un bébé licorne ailé et un perroquet, pour commencer, sans compter une différence de taille non négligeable entre lui et sa cible (quand on attaque une bestiole de la taille d’un petit chien avec une balle de baseball, en général ça ne se finit pas bien pour la balle de baseball, d’autant plus quand ladite bestiole est totalement paniquée).
Mais Bej était un petit gars courageux, alors il mit ses hésitations de côté et se lança dans la mêlée. Il évita un coup de corne (qui ne lui était de toute manière pas destiné), effectua une vrille (pour éviter la contre-attaque du perroquet), atterrit sur le dos d’Alfred qui ruait et se tortillait comme un beau diable, fit un vol plané, atterrit sur la pauvre poule qui n’avait rien demandé (mais amortit admirablement la chute quand même), repartit comme un boulet de canon, manqua Alfred, vira d’extrême justesse avant de s’écraser contre le plafond…
En quelques minutes le laboratoire fut transformé en champ de bataille d’où s’élevait un vacarme de cris, insultes, piaillements et hurlements qui n’auraient pas détonné dans un zoo. L’hystérie ne prit fin que lorsque Pachouliboukoualoubouzoulek lui-même décolla, envoyant valdinguer la totalité de ses coûteux et fragiles équipements alchimiques (ainsi qu’une poule, un perroquet et une licorne). Il attrapa Alfred par la peau de ses fesses emplumées, le déposa sans ménagement sur le seul plan de travail qui tenait encore à peu près droit et lui administra de force la dernière potion.
Un calme surnaturel s’abattit soudain sur le laboratoire alors que tous retenaient leur souffle. Alfred gisait là où le dragon l’avait posé, sans oser bouger d’une plume. Ce dernier le surplombait, lui aussi parfaitement immobile, le regard fixe et fiévreux. Le silence s’étira. Puis il y eut un
“plop” discret. Le dragon-chouette cligna des yeux et fixa la bouilloire. Une très jolie bouilloire, pour qui aime la porcelaine et les fleurs délicates. Une bouilloire qui s’agita un peu, faisant trembler son couvercle, avant de demander d’une toute petite voix :
- Alors ? Ça a marché ?Pachouliboukoualoubouzoulek resta sans réaction quelques secondes. Puis il hurla.
- NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !